Yes I can ! La notion de dépassement en athlétisme

Avez-vous vu la prestation française féminine au 4 x 400 au championnat d’Europe de Berlin ? Le relais féminin était composé de Elea Mariama Diarra, Déborah Sananes, Agnès Raharolahy et de Floria Guei. La prestation de Floria Guéi (dernière relayeuse) est absolument fabuleuse !
Écoutez plutôt les commentaires sur France 2 ou 3 qui en disent long sur sa mission « impossible ». La prise de commentaire relatée ici débute au 4ème relais.
« – Floria Guei va prendre le 4ème relais.
– La France est quatrième, il y a du trafic, elle a perdu un peu de temps.
– Cela va être dur, très dur car le podium est dessiné là-bas.
– Et oui, c’est les 3 favoris devant. Ouai, ouai, et il n’y aura pas de podium pour le 4 fois 4 français car là, on ne revient pas ».

A cet instant, Floria Guéi se positionne à 10 m des 3 premières qui sont groupées.
« – C’est vrai qu’il y a eu un problème trafic et la Floria a perdu du temps. On va regarder la bagarre entre la Russie, l’Ukraine et la Grande-Bretagne.
– Alors que Floria donne tout ce qu’elle a, malheureusement cela ne sera pas suffisant… ».

Mais Floria Gueï remonte peu à peu toutes ses rivales pour les coiffer sur le fil ! L’équipe de France termine première devant l’Ukraine et la Grande Bretagne.

 

 

Etait-ce écrit ?

Au printemps, Floria Guei n’avait signé que le 14ème temps au meeting sur le 400 m. Elle avait dû passer par le tour de qualification du 400 m aux Championnats d’Europe d’athlétisme.
Une fatigue supplémentaire par rapport à ses principales adversaires qui ne la perturbait pas pour autant. « Je vais me concentrer sur ce que je sais faire. Trois tours, je me suis préparée pour, la
lauréate sera celle qui sera le plus en forme, qui aura le plus envie. Ici il n’y a pas de filles qui se détachent sur le papier…/… » avait-elle déclaré ?
Quelques réflexions sur cette performance remarquable.

Qualités de foulées exceptionnelles

Pour un novice, les commentaires sont déjà élogieux :
« – Elle est belle à voir courir. Sa foulée était naturellement belle et efficace.
– Ce sont ces jambes qui m’impressionnent. On a l’impression qu’elle ne force pas, que tout est naturel chez elle.
– C’est sa finesse. Sa façon de courir… Elle est tellement fluide, ça a l’air tellement facile ce qu’elle fait. C’est magnifique.
– Quelle remontada ! ».
Pour un entraîneur, ils ne le sont pas moins… Il est évident que dans ce type d’épreuves, les qualités musculaires et neuromusculaires jouent un rôle absolument prépondérant.
A commencer par la qualité des appuis. La capacité de contacts au sol de Floria Guei, réactive et érectile, conditionne une fréquence d’appuis plus rapide que ses adversaires, ainsi qu’une longueur
de la foulée très ample. C’est d’ailleurs de ce compromis que résulte sa vitesse optimale de déplacement linéaire. On a l’impression que ces pieds touchent à peine le sol élevant ainsi son centre
de gravité. La qualité de ce contact griffé et actif est ici déterminante dans les dernières dizaines de mètres pour la rapidité de la foulée.
Ce sont ensuite les muscles jambiers qui interviennent alternativement de façon agoniste et antagoniste, afin d’activer au mieux toute la chaîne mécanique articulaire favorisant ainsi le bon placement du bassin, ainsi qu’un alignement segmentaire optimal. Ceci ne peut être qu’un sérieux travail de posture et de gainage (travail de renforcement musculaire considérable).
Le haut du corps comprenant le tronc avec l’ensemble bras-épaules-tête, a un rôle équilibrant et stabilisateur, afin de compenser l’important déséquilibre provoqué par les mouvements alternatifs violents du train inférieur. Cette action motrice tout en provoquant une suspension dans l’espace sans oscillation du centre de gravité est ici absolument exceptionnelle (sachant que l’oscillation chez les champions de 100 m oscille généralement autour des 2 cm alors qu’ici, nous sommes dans un 400 m…).
La tête est parfaitement alignée dans l’axe de la colonne vertébrale (trop en arrière cependant) avec le regard fixé vers l’avant et bientôt vers la ligne d’arrivée.
Ce qui impressionnant enfin, c’est que jamais, elle ne se désunit, jamais elle ne tourne la tête, jamais elle ne se relâche. Cette tactique sera déterminante dans les derniers mètres pour franchir la ligne
d’arrivée avec 2/1000ème de seconde sur la suivante.

Un mental exceptionnel

Chacun a bien conscience que les qualités physiques n’expliquent pas à elles seules la performance de Floria Guéi. Les champions parlent eux-mêmes d’une « transformation de soi comportant une
dimension mentale et morale ». Ils insistent unanimement sur l’importance fondamentale du mental sur ce genre d’épreuve. Le mental prendrait le relais du physique pour ne pas lâcher et aller jusqu’au bout. Ainsi, les coureurs éprouvent leur capacité à aller au-delà de leurs souffrances et semblent transformer leur vision des obstacles. C’est certainement l’une des raisons qui explique la volonté farouche qui anime la coureuse jusqu’après sa prise de relai à un moment ou, à une dizaine de mètres du trio de tête, le combat paraît désespéré.

La notion de dépassement dans le sport d’élite

L’optimisation extrême de tous les paramètres : entraînement intensif, ascèse, innovations technologiques, médicalisation, intérêts économiques cible toujours la même visée : l’amélioration inlassable des vitesses et des temps et la capitalisation du nombre de victoires.
Objectivement, la notion de dépassement, encouragée par les entraîneurs et l’environnement général fait partie intégrante de ce « conditionnement » car sans cette capacité de dépassement, la victoire ou les podiums sont rarement accessibles.
Évidemment, le dépassement de soi mis en œuvre dans le sport de haut niveau suscite des interrogations sur les conséquences d’une idéologie du progrès exacerbée et d’une forme de démesure qui n’est pas sans risque. Arc-bouté sur cet axe unique, l’amélioration de la performance, l’athlète doit compter avec les blessures, les pathologies chroniques ou les reconversions désastreuses entachant l’idéal sportif. Sans compter les contingences des pratiques qui influent l’ensemble des sphères de la vie quotidienne : vie privée, loisirs, alimentation, principes éducatifs, choix professionnels…
Le sport de haut niveau n’est pas le sport de masse, ni le sport loisir ou le sport santé qui procède d’un art de vie moins exclusif et plus équilibré.

La notion de dépassement est-elle réservée à l’élite ?

Loin d’être réservées à une élite sportive, il est à la portée de chacun de tenter de dépasser ses limites. Pour le commun des mortels, je ne pense pas qu’il existe de chemin directeur ou de parcours type pour s’inscrire dans cette démarche.
Cependant, il existe peut-être des éléments structurants caractéristiques de ces engagements « hors du commun ». Qui n’a pas entendu : « Pour mon anniversaire, je tente le marathon de Paris » ou bien « Lors d’une rando, alors que j’étais au bout de mes forces, j’ai réussi à atteindre le sommet d’une montagne ».
Certains débutent la course à pied relativement jeunes, souvent pendant l’adolescence, où ils ont fait partie d’un club d’athlétisme et alternaient courses sur piste et sur route (du 10 km au marathon). Avec l’ancienneté acquise dans la discipline, ils cherchent à varier les courses et à se lancer de nouveaux défis. Cette évolution permet d’exercer cette notion de dépassement sur des profils d’épreuves et de distances bien différents.
Pour d’autres, cet engagement constitue une continuité dans un parcours sportif très varié comprenant football, natation, VTT, etc. permettant des défis renouvelés.
Pour d’autres enfin, tenter l’impossible représente davantage une rupture avec leur mode d’existence.

Pas d’accord avec le dépassement

Pour certains athlètes, la notion de dépassement confine à l’extrême et à l’excès. Ils dénigrent aussi ces formes d’ascèse et dénoncent parfois la violence de ces pratiques. Pour eux, cette recherche d’extrême constituerait une quête de limites (physiques) dans un environnement social caractérisé par une absence de repères sociaux et moraux. L’individu éprouverait son existence par la confrontation physique à ses limites. Ces pratiques apparaissent ainsi dans un contexte social où la « passion du risque » prédomine.
Cette vision rejoint celle de nombreux coureurs d’expérience. L’avancée en âge et la baisse des performances par exemple concourent en effet, en particulier chez les sportifs de haut niveau, à diminuer leur engagement sportif et parfois à prôner une éthique tournée davantage vers le plaisir et la satisfaction personnelle que vers la nécessité de « dépasser ses limites ».

Conclusion

Qui d’entre vous n’a pas en mémoire le souvenir ému d’actions exceptionnelles effectuées dans son enfance, à l’école ou à l’université, durant un séjour en montagne ou à la compagne ? Les attentes et les ressorts de nos motivations sont pluriels.
La quête du dépassement de soi constitue un moteur important pour nombre de coureurs. Il ne s’agit pas uniquement de pratiquer une activité sportive, mais bien plus, d’être confronté à des
circonstances où l’on se retrouve véritablement seul avec soi-même pour décider de gérer une situation sans risque ou bien de la dépasser. Il me semble impossible de définir une frontière entre « vertus » et « folies » dans ce domaine.
Prenons l’exemple de Floria Guei. Naturellement, sa prouesse attire l’attention et participe à la définition même de son identité sociale. L’image véhiculée dans la vidéo, soulignant son courage et sa capacité à résister à la souffrance, est incontestablement positive.
J’ai bien conscience des excès et de l’irresponsabilité de certaines dérives qu’il faut dénoncer cependant, je considère qu’à l’échelle des pratiques du hors stade, de tels défis sont accessibles à tous ceux qui s’y astreignent. Finir un marathon, en six heures s’il le faut, monter sur la marche d’un podium aux championnats d’Europe ou bien d’une épreuve locale dans sa catégorie (d’âge) appartiennent à ce registre. A un certain stade, l’effort appelle le dépassement de l’effort. Libre à chacun de s’y engager ou non.
Loin d’être anodin, de tels engagements marquent le parcours d’une vie. Peu importe s’ils aboutissent à la réussite ou à l’échec.

Christian Rebollo

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